posté le 09-04-2009 à 15:37:54
Senda
Voici un magnifique texte qui résume très bien ce qui se passe en Espagne, vu de l'interieur, écrit par une espagnole qui a grandi dans
la culture des gualgueros, les chasseurs propriétaires et tortionnaires de ces pauvres chiens.
Je suis revenu me promener
dans la forêt, côté ouest. Lorsque je me trouve loin de la ville, cet
endroit revient dans mes songes, Senda aussi. Parfois je fais de beaux
rêves, je rêve que je ne revois plus Senda dans la forêt, et ne plus la
revoir est toujours une bonne nouvelle.
Par contre il y a des fois où
je fais d’affreux cauchemars, je rêve que malgré mes dénonciations, le
galguero du village continue avec les pendaison de galgos, et pas
seulement ça, je rêve aussi que derrière sa maison se trouve un puits
énorme où il jette les chiens, et que même Senda est incapable d’aller
repêcher ces pauvres âmes.
Les galgos comme Senda sont
considérés comme du matériel, un matériel fongible, car leur corps ne
peut pas supporter les courses ventre à terre en pleine campagne.
Leur
musculation est affaiblie par une alimentation à base de pain et d’eau,
leurs pattes se cassent.
Fongible parce que ces chiens s’entretuent
pour obtenir ce misérable bout de pain, ils sont par dizaines entassés
dans un sous sol, fongible parce que les femelles attrapent des
maladies à l’utérus à force de mettre bas dans des sous sols humides et
sales, parce qu’ils doivent supporter le froid et la faim, sans jamais
une couverture où pouvoir s’étendre, ils n’ont que leur peau en guise
de caresse, et aussi parce que, trop souvent, au lieu des caresses
qu’ils recherchent pendant les longs mois d’hiver ils reçoivent les
tabassages du galguero, dans quel but ?
Je l’ignore, certainement pour
s’amuser, ou bien pour combler la misère de sa vie, mais ce n’est
certes pas pour une bonne cause. Donc, on jette ce matériel abîmé, on
le détruit à coups de marteau sur la tête, on le pend ou bien on
l’abandonne dans les bois où les collets démolissent leurs pattes, ou
bien ils y meurent de faim ou tombent malades ; et malgré tout, malgré
cette vie atroce, je suis sûr qu’en silence, du haut de leur échafaud,
lorsqu’ils sentent couler la dernière goutte de sang de leur crâne
fracassé, ce n’est pas la liberté qu’ils appellent à l’aide, mais leur
maître.
Ce sont de si doux esclaves, si humbles… Le problème ici
c’est que le qualificatif d’être humain ne peut être donné à tout le
monde, car il devrait s’appliquer plus à l’acte qu’à l’espèce.
Tout
avance très lentement en ce qui concerne le concept du galgo, dans le
village. On a souvent recours à une morale double, qui est fausse par
ailleurs. C’est un village, et dans les villages, encore aujourd’hui,
les gens tuent leurs animaux pour manger, il ne s’agit pour eux que
d’un matériel pour survivre. Le bénéfice brute et total est tout ce qui
compte, ainsi qu’un investissement minimum en alimentation car, avant,
ils étaient vraiment très pauvres et ne pouvaient se permettre ni le
luxe ni la justice, pour les pauvres animaux, d’un vétérinaire.
Les
débuts de la cruauté envers les animaux sont peut-être là, ce qui n’à
plus aucun sens de nos jours, puisque l’Espagne est un pays avancé, et
les villages et paysans ne manquent plus de rien… Tout ce parfum de
tradition est trop enraciné, et paysans et citadins ne sont toujours
pas capables d’ouvrir leur esprit et montrer un minimum de respect
vis-à-vis d’êtres vulnérables comme les animaux.
Je disais donc
qu’au village tout avance très lentement, je n’ai pas beaucoup de gens
à qui parler car pratiquement personne n’est d’accord avec moi. Mon
père s’est disputé avec son voisin, le galguero, à cause de moi, car je
l’ai dénoncé et il a dû payer une amende (rien de grave face à la
cruauté commise)…
Ma mère, même si elle n’en laisse rien paraître, a
honte de moi; car j’ai volé un boulot et un hobby à son voisin. Plus de
la moitié du village pense comme eux, car ils sont presque tous
chasseurs et ils achetaient leurs chiens au galguero, même le maire
achetait les plus rapides pour les faire courir à Barcelone, les seules
pistes encore ouvertes pour ce genre d’exercice. Mais face à l’enquête
policière, pas même le maire n’a essayé de défendre le galguero,
conscient dans son fort intérieur, que cet exercice n’avait rien de
moral ni de légal.
J’avais onze ans quand j’ai trouvé Senda,
elle était couchée sur le bas côté de la route, aux environs du
village. Je me suis approché tout doucement car j’avais peur qu’elle
aboie, ou qu’elle me morde, et aussi par précaution car j’appréhendais
de me trouver face au macabre spectacle d’un chien mort.
Lorsque je me
suis approché, elle a ouvert les yeux, elle a levé sa tête et remué
doucement sa truffe. Elle a essayé de se lever, mais elle est retombée
brutalement en soulevant une nuée de poussière autour d’elle. Je lui ai
touché la tête, et lorsque ma paume l’a effleurée elle a tressailli et
crié. J’ai eu peur de lui avoir fait mal et de suite j’ai essayé de
voir si elle était blessée, mais rien ne paraissait tourmenter cette
peau couverte de poussière. J’ai essayé alors de la motiver pour
qu’elle me suive.
C’est en regardant ses pattes que mon sang n’a fait
qu’un tour en observant que la chienne avait une patte qui pendait, des
lambeaux de peau pendillaient de partout, autour d’elle le sang avait
déjà séché et était devenu gélatineux, comme si on avait versé un verre
de peinture, et un os tout jaune et saillant pointait férocement,
annonçant ainsi sa douleur et son angoisse.
Je suis revenu en
courant chez moi mais je n’ai pu convaincre personne de m’aider, j’ai
donc cassé ma tirelire et sorti tout l’argent que j’avais économisé
depuis deux ans, j’appelais ensuite un de mes meilleurs copains et, à
nous deux, nous avons hissé la chienne sur une petite charrette, nous
l’avons mouillée un peu et avons marché 2 kms pour parvenir jusqu’au
vétérinaire du village principal. Notre histoire eut l’air de les
émouvoir. La vétérinaire nous prévint que la patte de la galga ne
pouvait ni s’opérer ni guérir et qu’il fallait amputer, mais elle nous
assura qu’elle pouvait très bien se débrouiller avec seulement trois
pattes.
Nous allions la voir tous les jours, avec mon ami, on l’avait
opérée et stérilisée aussi à cause d’une infection à l’utérus provoquée
par ses fréquentes maternités, on lui retira aussi plusieurs plombs de
chasse du dos et des cuisses.
L’arrivée de Senda à la maison fut une apothéose...
Mon
père était furieux parce que son fils avait dépensé une grosse somme
d’argent dans une chienne rebelle et bonne à rien, il me frappa à
plusieurs reprises, j’encaissais les coups en serrant les dents de rage
et je lui crachais, ravi, ma victoire définitive à la figure : la
chienne ne servirait pas non plus à mettre bas car elle était
stérilisée, et c’est là que le galguero désista définitivement.
Au
fil des années je me suis habitué aux fugues de Senda, le village
s’habitua aussi peu à peu à sa présence, son invalidité et sa sympathie
lui valut l’affection de grands et petits.
À 20 ans j’obtins un
travail en ville, et je pris Senda avec moi. Elle avait 8 ans lorsque
je l’avais recueillie, elle était déjà âgée, et je sus qu’elle n’allait
pas me tenir compagnie longtemps en ville… Un cancer qu’elle
dissimulait avec normalité la dévorait intérieurement, et on lui avait
donné un maximum de 3 mois.
J’essayais d’en profiter tous les après
midi au cours de nos promenades où les enfants essayaient de la toucher
et les grands cherchaient à connaître son histoire, émouvante, personne
ne restait insensible face au courage de Senda, et personne ne pouvait
ignorer son allure et sa beauté.
Après des années de voyage, après
avoir grandi et être devenu un peu plus mature, je me sentais prêt à
revoir mes parents. Je pris une semaine en plein mois d’août et
j’emmenais Senda avec moi au village, comme d’habitude, pour rendre
visite à mes parents, malgré la mauvaise relation que nous avions. Le
village était solitaire, gris et poussiéreux. La jeunesse avait émigré
en ville comme moi, et les grands étaient restés, avec leurs petites
vies.
Mes parents me reçurent assez mélancoliques face à mon absence
qui avait duré plusieurs années, mais avec beaucoup d’émotion aussi,
ils furent même émus de revoir Senda… Cette nuit là je dormis avec
Senda dans ma chambre, de la même façon que je le faisais en ville,
convaincu qu’à mon réveil Senda serait partie faire un tour en forêt,
du côté ouest du village. Mais non, cette nuit là elle dormit à mes
côtés, fatiguée. Dans la pénombre de la chambre, elle me parut plus
vieille que jamais.
Au lendemain, Senda ne me quitta pas d’une
semelle, et après le repas, au lieu de dormir jusqu’au soir, comme à
son habitude, elle m’incita à jouer avec elle, en la suivant elle
commença à courir à travers le village.
Senda continua à courir
jusqu’à la sortie du village, jusqu’à l’orée du vieux bois de peupliers
et pins, du côté ouest. Elle m’attendit là, patiemment. Je voulais
revenir en arrière, mais elle continuait à m’attendre au même endroit,
quand elle fut sûre que j’allais rester elle commença à marcher
lentement vers l’intérieur de la forêt. Je l’accompagnais, méfiant et
trempé de sueur, et je m’abritais à l’ombre des arbres. Elle me
regardait et je la regardais, si elle avait pu parler elle m’aurait
sûrement dit : « viens, je veux te raconter un secret », et ce fut
ainsi.
Elle s’arrêta en plein cœur de la forêt, à côté d’un tas de
troncs. Elle s’assit et me regarda, peut être essayait-elle de deviner
mes pensées. Je portais mes mains à mon visage, j’étais ahuri. Des
dizaines de galgos étaient pendus à des cordes, comme des drapeaux.
Leurs gueules diaboliquement ouvertes d’où pendaient leurs langues.
Leur peau était presque transparente et ils avaient les yeux enfoncés.
Leurs pattes avant montraient bien la souffrance et l’agonie qu’ils
avaient subie, car leurs coussinets étaient ouverts et à vif à force
d’avoir essayé de s’appuyer sur l’arbre, et sur l’écorce on voyait
encore les traces de sang séché.
La pourriture imprégnait ce spectacle et la pénombre montrait tout ce que cette scène avait de honteux, d’amoral et d’illégal.
Ces
corps n’avaient reçu aucune autre visite à part la mienne, et
certainement celle de Senda tous les matins jusqu’à ce que je la prenne
avec moi en ville. Seuls le galguero et elle connaissaient cet endroit,
elle était la seule à calmer ses compagnons, qu’elle avait certainement
vu mourir, pendus un à un sur ces arbres. Je suis sûr que c’est ça
qu’elle a voulu me dire. Parmi tous ces corps qui se balançaient au son
du bal mortuaire du vent, je vis apparaître d’autres chiens, avec des
yeux verts et lumineux reflétant le peu de lumière qu’il y avait à cet
endroit où nous étions Senda et moi. Ils venaient de la partie la plus
touffue du bois, faisant bouger les arbustes et ils s’annoncèrent en
silence complet, sans un seul aboiement.
Je vis alors Senda partir
en flèche vers eux sans regarder en arrière, et je pris peur car
j’étais incapable de prononcer un mot pour la rappeler, et parce qu’en
essayant de marcher je vis que Senda était toujours là, couchée à mes
pieds. Elle venait de mourir et sa course avec ces pauvres âmes n’était
autre que le retour vers la liberté enivrante de la mort, c’était elle
le guide, la garantie du bonheur de tous ceux qui n’avaient pas pu en
profiter. Je pris le corps de mon amie, encore tiède, encore musclé, et
je creusais un trou à ce même endroit où elle s’était laissée mourir.
Ainsi
qu’elle l’avait voulu, je dénonçais le galguero. Il affronta une bonne
amende, et je fis savoir à tous l’histoire de ces bêtes sur un livre
qui fut publié, ceci permit à mes parents de comprendre la misère de
l’univers dans lequel ils étaient plongés y dont ils étaient complices.
Mais
je n’ai pas de repos, car je sais que le galguero du village continue à
utiliser ses chiennes pour mettre bas, en les alimentant de misère,
certaines sont pendues d’autres sont laissées à leur propre sort et
personne, pas même ma famille qui a vécu si près de Senda, qui a lu le
livre, qui s’est retournée contre cet homme violent, ose se montrer
hostile. C’est pour cela que je vais continuer a diffuser la misère de
ces chiens, qui ne sont qu’un tout petit reflet de tout ce qui se passe
dans beaucoup d’autres villages espagnols.
Je continuerai à me
promener dans la forêt, pour retrouver Senda, entourée d’une meute
chaque fois plus nombreuse qui me regardera avec des yeux doux, ce sont
les fantômes de l’injustice prolongée, la manifestation silencieuse de
la mort, tous mes projets vont à eux, aux galgos du côté ouest"
Source: galgosfrance.net